DES SENSATIONS GENANTES OU DOULOUREUSES SANS ETIOLOGIE ORGANIQUE
Les glossodynies et stomatodynies (Burning Mouth Syndrome, BMS, ou encore Paresthésies Orales Psychogènes, anciennement nommées PBP) désignent des sensations gênantes ou douloureuses dans la cavité buccale dont l’ étiologie n’est pas organique. Elles peuvent être associées à d’autres symptômes objectivables (neuropathies ou parafonctions).
Ces sensations sont des « brûlures », sensations de « bouche en feu » (Burning Mouth Syndrome), ou des « picotements » évoquant parfois les aphtes. Il peut s’agir aussi de sensations de bouche « sèche », de « salive gluante », d’amertume ou d’acidité. Ces sensations siègent principalement sur la langue, mais parfois aussi dans les gencives, les lèvres ou le palais, d’où la dénomination de « stomatodynie ». Il peut s’agir plus rarement d’une gêne dans le pharynx (« ténesme pharyngien »).
Les statistiques médicales (5)(6)(8) font état d’une fréquence 4 fois supérieure chez les femmes que chez les hommes, d’un âge de début habituellement entre 40 et 60 ans, plus rarement avant trente ans. Ces symptômes représentent une proportion conséquente des consultations auprès des stomatologues et dentistes.
DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL
L’examen clinique, mené par le médecin spécialiste, écarte les pathologies organiques expliquant les sensations gênantes
L’examen de la muqueuse linguale, avec un bon éclairage, à la loupe, ne décèle aucune lésion anormale, aucun trouble observable de la sécrétion salivaire. Le médecin spécialisé en pathologies de la muqueuse buccale élimine la glossite exfoliatrice marginée, la candidose chronique, le lichen plan buccal, l’allergie de contact, la langue géographique, le syndrome de Gougerot-Sjögren. L’examen clinique est éventuellement complété par un examen neurologique, une numération/formule sanguine pour ne pas méconnaître une langue anémique, et une vitesse de sédimentation pour écarter une éventuelle maladie organique expliquant les sensations anormales au niveau de la zone buccale.
Un cycle nycthémeral particulier
Les symptômes ont en commun d’apparaître après le réveil matinal, d’atteindre leur intensité maximale en fin d’après-midi, de s’atténuer ou disparaître au cours des repas. Ils disparaissent pendant le sommeil, mais chez les patients particulièrement anxieux, ils peuvent être ressentis comme responsables de l’insomnie. Ces particularités chronologiques ont une valeur certaine d’orientation diagnostique.
Des patients anxieux
Les patients observent très souvent leur langue avec inquiétude, notant parfois ce qui leur semble être des altérations organiques : papilles très rouges et exacerbées, légères déformations du bord de la langue…
Ces patients craignent souvent un cancer, ou bien attribuent leurs symptômes à des soins bucco-dentaires récents. Cette anxiété, et les altérations de la sensibilité induites par la perte des représentations psychiques de certaines zones de la cavité buccale, s’accompagnent souvent de contractures et de mouvements inconscients (parafonctions ou dyspraxie linguale) de la langue contre le palais et/ou les gencives. Il en résulte des irritations et rougeurs qui focalisent l’attention des patients.
Ces tics inconscients au niveau de la zone buccale ne doivent pas être confondus avec les dyskinésies bucco-faciales, mouvements involontaires générés par la prise ou l’arrêt de substances du groupe des neuroleptiques. De l’avis des psychiatres, les dyskinésies bucco-faciales, lorsqu’elles sont tardives, ont souvent un caractère irréversible sauf traitement médicamenteux spécifique.
Une souffrance physique réelle
Devant une telle symptomatologie sans lésion inquiétante ni autre pathologie organique, le spécialiste pose le diagnostic de glossodynie. Certains patients ont du mal à accepter ce diagnostic, qui leur semble une négation de la souffrance qu’ils ressentent réellement dans leur corps. Il leur est difficile d’accepter l’explication d’une origine principalement psychogène, car leurs sensations sont bien réelles, parfois invalidantes.
Les patients peuvent se sentir dévalorisés par l’étiologie psychogène
Le diagnostic de glossodynie, en l’absence d’une information scientifique sur la cause et les traitements possibles, peut donner aux patients le sentiment que la réalité de son symptôme n’est pas reconnue. Ils préfèrent alors répéter les consultations et les examens médicaux, inutiles dans le meilleur des cas, invasifs et aggravant leur symptôme dans les autres cas. Tout cela peut entraîner, au fil des années, une errance de praticien en praticien, et une évolution vers un vécu douloureux chronique ou une dépression sévère.
GLOSSODYNIES et REVEIL D’UN VECU TRAUMATIQUE DE SEVRAGE
Notre écoute, depuis plus de 20 ans, des patients souffrant de glossodynies nous a permis de préciser les mécanismes inconscients qui en sont à l’origine (1) (4) (11), cohérents avec la notion de dépression archaïque. Cette dépression précoce correspond à la difficulté, chez l’enfant, à supporter la première séparation avec la mère, à transformer le contact « peau à peau » entre la bouche et la mère qui nourrit, en une relation psychique avec un « autre ». Des événements à l’âge adulte réveillent chez le patient ce vécu traumatique de sevrage, d’où l’apparition dans sa bouche de sensations d’arrachement brûlant, de picotements, de gonflements, etc.
Le patient souffre bien d’une lésion, mais il s’agit d’une lésion de son enveloppe psychique au niveau de la zone buccale, selon le concept du Moi-Peau (11). Ces lésions de l’enveloppe psychique peuvent expliquer les altérations de la sensibilité objectivées chez certains patients. Ainsi, certains médecins ont pu classer ces sensations dans la catégorie des douleurs neuropathiques (12), observées par exemple dans le syndrôme du membre fantôme (13), qui peut apparaître suite à la perte concrète d’une partie du corps.
Pour les glossodynies, comme pour la douleur au membre fantôme, les représentations psychiques de la zone corporelle concernée par une perte – concrète ou symbolique – liée l’histoire individuelle de chaque patient, peuvent expliquer les résultats décevants des traitements médicamenteux. Le travail verbal associatif spécifique de la thérapie psychanalytique est créateur de sens – et de nouvelles connexions neuronales- pour le patient. Ce travail psychique permet de « réparer » les représentations psychiques endommagées.
LE TRAITEMENT EFFICACE DES GLOSSODYNIES EST PRECOCE et PLURIDISCIPLINAIRE
La psychothérapie analytique est un traitement étiologique des glossodynies
Notre expérience de 20 ans nous a permis de valider l’efficacité d’une approche thérapeutique précoce et globale. La psychothérapie psychanalytique permet aux patients de se libérer durablement de leurs sensations douloureuses par un travail psychique agissant sur les strates profondes de leur inconscient à l’origine de ce symptôme. Pour Freud, l’inconscient est « le juste intermédiaire entre le physique et le psychique »et permet de trouver « des liens oubliés » (14).
Une fois la thérapie engagée, des exercices de relaxation spécifiques de la zone buccale peuvent être bénéfiques. Il peut être nécessaire, selon l’état du patient, d’associer à la psychothérapie un traitement anxiolytique ou antidépresseur. Selon notre expérience, les patients peuvent avoir recours avec succès aux médecines douces (en particulier la phytothérapie) pourvu qu’ils engagent leur psychothérapie psychanalytique suffisamment tôt après l’apparition des troubles.
Dans le cas d’un traitement psychotrope devenu nécessaire étant donné l’état du patient – c’est souvent le cas des patients qui errent de consultation en consultation -, la psychothérapie psychanalytique facilite le sevrage.
Le traitement psychotrope a peu d’effet sur le symptôme buccal, qu’il contribue à pérenniser
Les psychotropes peuvent parfois déclencher ou aggraver une sécheresse buccale, outre le risque d’effets tardifs. Leur action est d’effacer les symptômes dépressifs classiques (ralentissement psycho-moteur, tristesse, anxiété). Mais ils ont peu d’effet sur le symptôme buccal, dont ils ne traitent pas les causes, à savoir une élaboration précaire du stade dépressif (communément désignée par « terrain dépressif »). Leur efficacité sur le long terme tend à diminuer ou à disparaître, sauf à augmenter les doses.
De plus, la médication contribue à faire « tomber dans l’oubli » les événements psychiques associés au déclenchement du symptôme, effaçant le sens et brouillant les pistes, tout en pérennisant l’inscription psychosomatique, c’est à dire l’utilisation du corps au détriment de la pensée et des processus psychiques.
La prise habituelle de psychotropes remplace le lien à un être humain par le médicament utilisé comme une drogue. Cette substitution peut être qualifiée de perverse : elle « chosifie » le lien vivant à un être humain, remplacé par la prise d’une « substance ».
Le patient se prive ainsi de sa capacité, avec l’aide de son analyste, de transformer son symptôme en une nouvelle réserve d’énergie, de compréhension et de créativité, pour réorganiser sa vie de manière autonome, à son rythme et à la mesure de ses possibilités.
Les traitements locaux sont déconseillés
Les traitements locaux (2) – bains de bouche, acupuncture locale, injections locales de substances, etc…- sont déconseillés car ils peuvent avoir des effets aggravants. Ils renforcent l’idée, chez le patient, que ses sensations douloureuses ont une cause organique (3). Les interventions bucco-dentaires peuvent fixer l’attention anxieuse du patient, renforçant ses sensations douloureuses.
Les doutes retardent la prise en charge efficace
« Tout va bien dans ma vie, sauf ma langue », nous disent ces patients. La dépression, si elle est parfois reconnue par certains patients, leur apparait comme la conséquence logique de leur symptôme buccal invalidant. Ils ne peuvent concevoir qu’une pathologie dépressive participe aussi des causes.
LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE PEUT EVITER LA CHRONICISATION DU SYMPTOME
Ce refus d’une causalité « dépressive » est compréhensible. En effet, la dépression masquée a des manifestations très éloignées des symptômes bien connus de la dépression mentale. Elle « gomme » tout ou partie des symptômes mentaux, le psychisme ayant été court-circuité.
Il est aujourd’hui bien établi que les glossodynies relèvent de la dépression masquée (1) (2) (3) (5) (6) (7) (8) (9), qui s’exprime par des symptômes physiques, en particulier car elle renvoie à un âge où le schéma corporel neurologique n’était pas achevé, c’est-à-dire avant le 30 ème mois (10).
Notons qu’il existe une relation observable entre le symptôme glossodynie et la dépression : chez les déprimés, la tristesse et le ralentissement psychomoteur sont plus intenses le matin et diminuent le soir, en proportion inverse des glossodynies, dont l’intensité augmente tandis que la journée avance.
En l’absence d’une prise en charge adaptée, les sensations douloureuses peuvent devenir chroniques et entretenir un vécu de dépression sévère. Plus une sensation douloureuse est ancienne, plus sa trace tend à s’inscrire durablement dans le corps.
C.Demange-Salvage
Psychanalyste-Psychologue clinicienne
DESS de psychologie clinique et pathologique à l’Université Paris VII
Intervenante au DU de pathologies de la muqueuse buccale de la faculté de médecine de Paris
Prendre rdv
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(1)C.Demange, Dr. C.Husson, Dr. D. Poivet, Dr.J.P.Escande- « Paresthésies buccales psychogènes (PBP) et dépression ». Rev. Stomato Maxillofac., 1996, n°4, pp-244-252
(2) Dr. C. Husson, C.Demange- « Paresthésies Buccales Psychogènes , diagnostic et prise en charge. Thérapeutiques Dermatologiques, Juin 2013
(3)C.Demange, Dr.C.Husson. Prise en charge des paresthésies buccales psychogènes. Refue Information dentaire n°10, 1996
(4) Freud. Le Moi et le Ca
(5) R.Küffer. Les paresthésies buccales psychogènes (stomatodynies et glossodynies). Ann. Dermatol. Venereol. 1987, 114, 1589-1596
(6)Modai A. Conttribution à l’étude des douleurs bucco-dentaires – Glossodynies : masque de la dépression. 1982
(7)Küffer R. , ROugier M., Flore-Donno G. Les stomatodynies. Rev. Mens. Suisse odonto-stomato, 1979, 89.2
(8) Poiré M. Etudes cliniques et thérapeutiques des glossodynies. A propos de 130 cas. Dec. 1981, Faculté de médecine St-Antoine, Paris VI
(9)Daieff C.Y, Alliot B. Les manifestations psychosomatiques au niveau de la face, 1973, 74, 6: 453-464
(10) F.Dolto. L’image inconsciente du corps, Ed. du Seuil, 1984, p. 209-372
(11)D. Anzieu, le Moi-Peau, Ed. Dunod, 1995
(12) Forsell H., Jaaskelainen S., Tenovuo O., Hinkka S, Sensory dysfunction in burning mouth syndrome, Pain 2002: 99(1-2), 41-7
(13) V.S. Ramachandran, le fantôme intérieur, Ed. Odile Jacob, 2002
(14) Freud-Groddeck 1973, p. 18, lettre du 05/06/1917
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